Comportement toxique et Lâcher prise

A l’âge de 7 ans il s’était installé dans des baskets qu’il adorait. Une partie de son adoration venait du fait qu’exceptionnellement, père et mère étaient venus avec lui pour en faire l’achat. Ce jour-là, ses parents avaient parlé sans élever le ton, devant lui et avec lui, et pour la première fois, il n’avait pas senti leur indifférence et leur hostilité habituelle à son égard. Du coup, ces « ses » baskets étaient devenus l’objet d’un culte fétiche, et il avait décidé de ne plus les quitter.
Bien sûr, il avait fallu trouver des stratagèmes. Ses pieds grandissaient et lui faisaient de plus en plus mal. Il avait commencé par faire un trou au bout pour laisser dépasser le gros orteil, mais il avait honte de sortir avec des trous, alors il avait cousu sur le dessus une espèce de bout de tissu multicolore pour pas qu’on voie le trou. Mais le tissu s’effilochait, alors il avait acheté des mètres de tissu pour en avoir toujours sur lui, pour pouvoir recoudre et recoudre. Au début, il laissait le tissu chez lui, mais il avait peur de manquer, alors il avait fini par en emporter dans sa poche partout, plus les ciseaux, + le fil + les aiguilles, ensuite vint le dé à coudre dans la poche, car il se faisait mal au doigt en piquant, alors il rajouta du mercurochrome et des pansements, puis il lui fallut une poubelle pour jeter les tissus, les pansements. Imaginez le tout dans sa poche. Il vint un jour où les grosseurs sous son pull étaient trop visibles. Il ne pouvait plus les cacher. Alors, il lui fallut se fabriquer des histoires pour expliquer pourquoi il était si gros sous son pull. Car il avait le sentiment qu’il était vital pour lui de garder tout cela pour pouvoir garder ses baskets aux pieds.
Un jour, il commença à regarder de plus près ce qu’il y avait dans ses baskets. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir un pied, puis l’autre. Son pied, ses pieds. Alors il se posa la question (avec beaucoup de mal néanmoins) : Pourquoi continuer à mettre des tissus par-dessus et des pansements par dessous, alors que peut-être je peux laisser mes pieds à l’air libre.
Ses pieds à l’air libre, ce fut une expérience horrible, car tout le monde pouvait voir ses chairs meurtries, on le traita même de fou, Il remballa plusieurs fois ses pieds dans ses baskets, mais …
Il savait au fond de lui, inexorablement, qu’il devait sortir la poubelle de sa poche aussi et jeter dedans tout ce qui ne servait plus à ses pieds.
Une voix au fond de lui venait de lui dire qu’il fallait qu’il avance, même s’il ne savait pas quelle route prendre. Alors, il fit juste confiance à cette petite voix.
Il découvrit la terre noire et visqueuse sur laquelle il lui fallut poser ses pieds. Il la trouvait chaude et dégoûtante. Il découvrit l’eau des petits ruisseaux de campagne, il la trouvait trop froide et il avait peur de toutes ces choses qui dévalaient dans l’eau. Il découvrit l’asphalte goudronné, il la trouvait très sale et collante dès qu’il faisait chaud. Il découvrit l’herbe des prés, mais il avait peur d’y voir des vipères et des herbes qui pouvaient le couper !
Et pourtant, au fil des jours, ses pieds le faisaient moins souffrir, il commençait à pouvoir délier ses orteils et les regardait avec une curiosité grandissante.

Sont-ce bien mes pieds qui malgré tous les dangers auxquels je les confronte tous les jours, sont en train de respirer d’aise ?

Il constata jour après jour que ses pieds avaient grandi et que les souliers de 7 ans n’avaient été qu’un passage qu’il avait voulu retenir de force. Il comprenait aussi que tant que ses pieds grandiraient, il lui faudrait quitter basket après basket, malgré l’attachement qu’il continuerait à porter aux souliers (sacré fétichisme ! çà ne lâche pas si facilement).

Il comprit aussi que son pied un jour serait à sa taille définitive et qu’alors il pourrait essayer des souliers autant qu’il le voudrait jusqu’à choisir la paire qui lui irait le mieux et à lui de l’entretenir ensuite.
Il comprit enfin qu’il ne fallait surtout pas non plus prendre tout de suite des souliers trop grands, car il n’était pas plus capable de faire grandir ses pieds que de les garder à la taille de 7 ans.
Ìl comprit que pendant le temps où son pied grandirait, il pourrait se poser sur des terrains de toute sorte, de manière à tout connaître pour le jour où il pourrait enfin remettre des souliers.
Et il comprit enfin que ces souliers-là, il serait capable de les enlever dès qu’ils lui feraient un peu mal, histoire de laisser respirer ses pieds, avant d’en retrouver le confort et la chaleur.

Et il admit que peut-être, il avait cherché en vain l’amour de ses parents, et il admit que sans doute ce n’était pas sa faute s’il n’avait pas été aimé, et il admit que certainement il était quelqu’un de bien, et il admit aussi que la route était longue pour s’en persuader, et il admit enfin que le regard de l’autre comptait moins que sa propre estime de lui, alors il admit qu’il était un homme plein de questionnements et qu’il était bon de vivre pour expérimenter la vie.

Et elle admit que cette histoire lui ressemblait fort…

Catherine WATINE – juin 2005